Lorenz Estermann


Simon Baur und H.P.Wipplinger, 2008 Katalogtexte >instant city< (française )





















Simon Baur: 
(traduction française Florence Hetzel)

Espaces vides entre les mots
Lorenz Estermann et sa conception de la maquette et du modèle


Elles refont régulièrement surface, ces trois représentations de la Città ideale, ce vaste projet certes a priori réalisable en peinture, qui ne fut cependant jamais construit, idéal et réalité n'étant pas compatibles en tant que tels.
Le mythe de ces représentations repose également sur le fait que jusqu'à nos jours, leurs auteurs n'ont toujours pas été formellement identifiés. Parmi les experts circulent les noms de Piero della Francesca, de Luciano Laurana et de Francesco di Giorgio Martini. Il est tout aussi difficile d'établir avec certitude les motifs de leurs commanditaires.

Ces tableaux « d'auteurs anonymes » sont des constructions, partiellement concrétisées dans plusieurs villes d'Italie, qui correspondent à la représentation idéale que s'en faisaient les peintres, les architectes, les paysagistes et également les princes de la Renaissance.
Sur le premier tableau, on découvre un arc de triomphe, derrière lequel on aperçoit une tour dans la nature, d'un côté un amphithéâtre et de l'autre un baptistère ; au premier plan, une grande place avec des colonnes et un jeu d'eau.
Le deuxième tableau montre un baptistère dans l'axe central, à gauche et à droite, des habitations et des fontaines, une basilique à l'arrière-plan.
Le troisième tableau présente une allée qui s'ouvre sur une place avec des bâtiments, et à l'horizon, un port avec des bateaux.

Les rues, qui sont généralement simplement esquissées ou qui prennent au contraire des dimensions de boulevards ou même de places, remplissent une fonction d'espace inoccupé séparant les édifices, ouvrant la perspective sur leurs belles façades.
Tous les éléments importants et mis en valeur le sont comme dans un musée à ciel ouvert, dans une exposition universelle ou à la Biennale de Venise. Ces contradictions sont volontaires. Une différence existe, l'endroit se distingue d'un lieu sacré ou public, tout comme le pavillon de l'Allemagne se distingue du pavillon des Etats-Unis ou de celui de la Hongrie (il s'agit moins de leur importance que de leur mise en valeur). Du point de vue de leur conception, il existe une parenté entre les pavillons de la Biennale dans les Giardini de Venise et les vedute de la cité idéale. Dans les deux cas, il s'agit de villes fantômes, de maisons qui ne se composent que de façades, qui ne sont équipées ni de chauffage, ni de chambres à coucher ni de cuisine, comme dans un village de vacances désert le reste de l'année. Les refuges d'alpages et les gîtes de haute montagne connaissent le même sort. La vie et les hommes sont absents de ces villes idéales, ils ne sont que suggérés, par exemple avec les bateaux dans le port.

Habitations éphémères
Dans ce contexte, il est intéressant de se demander si la place et la valeur des habitations humaines, appartements ou maisons, n'auraient pas connu une évolution au cours de ces dernières années.
Le nomadisme moderne, le mouvement perpétuel et les exigences accrues laissent deviner que le concept de l'habitation, de la vie concentrée en un endroit est soumise depuis vingt ans à un processus de transformation. Le rêve du chez-soi est devenu accessible, ceux et celles qui passent toutes leurs journées en déplacement veulent profiter le soir à la maison de tranquillité et d'anonymat. C'est devenu possible grâce à la tolérance croissante à l'égard des autres, tout le monde peut créer son propre domicile, que ce soit un château, une villa, un appartement, une chambre d'hôtel, un camping-car, une yourte, une tente ou un hamac. Dormir chaque soir dans une autre chambre d'hôtel et vivre avec sa valise fait autant partie de la réalité que le lit conjugal. Ces changements de mode de vie ont de tout temps été thématisés par les artistes. Andrea Zittel, Thomas Hirschhorn ou encore Erik Steinbrecher illustrent ces possibilités et nous montrent ce qui, en dépit de la mondialisation des phénomènes, n'a pas changé.

Et ego in Utopia
Dans ce contexte, il est essentiel d'analyser les circonstances qui ont permis ces bouleversements et leur acceptation. Serait-il envisageable que la société contemporaine soit engagée dans un processus d'évolution qui s'étendrait sur des décennies (et ne serait donc pas perçu comme tel par les individus), visant à une transformation de la res publica dans le sens de l'Utopia de Thomas More ? Cet ouvrage visionnaire est aujourd'hui encore à recommander ; en voici, pour la compréhension de ce qui suit, un bref résumé :

Les Utopiens vivent dans les villes en fédération de familles, les adultes en unions monogames. La hiérarchie est patriarcale, les plus anciens régnant sur les plus jeunes. Au-delà de la famille, la communauté est organisée comme un cloître, avec une cuisine commune et des repas en commun. Un dirigeant élu chaque année est responsable d'une fédération de trente familles. La propriété privée n'existe pas, chacun bénéficiant gratuitement, au gré de ses besoins et de ses envies, des biens produits par la communauté. Hommes et femmes travaillent six heures par jour comme artisans, chaque citoyen optant de lui-même pour le métier auquel il souhaite être formé. Le travail est obligatoire et tous les Utopiens vont travailler dans les champs communs à tour de rôle. L'école est obligatoire pour les enfants. Les plus doués reçoivent une formation scientifique ou artistique. Les conférences scientifiques sont publiques et le passe-temps favori des Utopiens est d'y assister. Les citoyens accordent une grande importance à la qualité des soins médicaux pour tous les malades. Les hommes comme les femmes s'exercent régulièrement au service militaire. Les criminels de guerre et les délinquants, qui sont pour certains des condamnés à mort achetés à l'étranger, effectuent des travaux forcés. Cette communauté organisée de manière séculière est tolérante à l'égard des croyances religieuses.
L'Etat est une république. Chaque ville est gérée par un sénat composé de fonctionnaires élus pour une durée déterminée. Le chef d'Etat est élu à vie. Les décisions les plus importantes sont prises par référendum.
L'argent n'existe pas pour les Utopiens. Ils doivent néanmoins en accumuler le plus possible grâce à une surproduction de biens afin d'alimenter une armée de mercenaires et de faire du commerce. Les Utopiens méprisent l'or. Les villes ne peuvent dépasser une certaine taille. Le surpeuplement est régulé par la migration ou la création d'une colonie à l'étranger. Inversement, un manque d'habitants est compensé par des « rapatriements » de colonies ou de villes surpeuplées.

Cela ne nous rappelle-t-il pas le world wide web (www.), le revenu minimum et la caisse maladie unique, les principes de communauté comme l'UE, l'euro, Al Kaida, l'OTAN et l'OPEP, ou encore Guantanamo et la liberté de religion ?
D'aucuns seront stupéfaits par cette analogie, d'autres choqués par l'absurdité de la comparaison, mais c'est justement cette opposition, cette impossibilité de définition précise qui nous intéresse.

La Biennale, la cité idéale, le musée à ciel ouvert et la notion de société, qui est en mutation perpétuelle, ont un dénominateur commun : ce sont des modèles.

Qu'est-ce qu'un modèle ?
Le terme « modello » est né à l'époque de la Renaissance en Italie, et vient du latin « modulus » ; en architecture, c'est une norme, et cette terminologie fut employée jusqu'au XVIIIème siècle dans les Beaux-Arts.
En 1973, Herbert Stachowiak a énoncé une théorie générale des modèles qui fut bien accueillie dans le milieu scientifique. Son concept de modèle ne se restreint pas à un domaine et peut au contraire être appliqué de manière générale. Il présente trois caractéristiques :

1. la représentation : un modèle est toujours une représentation, celle d'un original naturel ou artificiel qui peut à son tour devenir modèle.
2. la réduction ou la simplification : un modèle ne reproduit pas l'ensemble des attributs de l'original, mais uniquement ceux qui paraissent intéressants au concepteur ou à l'utilisateur du modèle.
3. le pragmatisme : cela signifie que le modèle repose sur son utilité. Un modèle ne peut être catégorisé en soi comme l'original. Il ne le sera qu'en fonction de la personne à qui il est destiné, ainsi que de son utilisation et de son utilité. Un modèle est utilisé par son concepteur et son utilisateur pendant une durée et une utilisation déterminées.

Un modèle étant une abstraction de la réalité, il permet d'en créer une simulation ou une interprétation, éventuellement même une vision (cf. http://de.wikipedia.org/wiki/Modell).

Aux confins des royaumes de l'art
Les détours par la cité idéale, Utopia et le modèle étaient nécessaires, car tous sont des composantes de la structure de l'線vre de Lorenz Estermann.
Il a fait ses débuts avec des dessins, dans lesquels il incorporait des monotypes-photos avec des motifs de maison, de chalets ou de rampes, les éléments de dessin n'étant cependant pas liés aux motifs des images, n'en proposant ni une lecture explicite ni une explication narrative. Il s'agit davantage de plans collages. Estermann expose sa méthode : « Il est exact que mes maquettes ou mes Raumstücke (créations en espace) ont été conçues à partir de travaux de pur dessin. Ceci est aussi dû au fait que je me considère en fait comme un dessinateur qui fait un détour par le tridimensionnel pour en retransférer les résultats en bidimensionnel. » Il construit à partir des motifs de ses dessins de petites maquettes (entre-temps également plus grandes) en contre-plaqué ou en carton, puis les peint de sorte qu'elles ressemblent à de vieux bâtiments marqués par le temps : « Je considère les surfaces de mes petites et grandes maquettes comme des espaces disponibles pour ma stratégie de peinture et les utilise comme telles. Les restes de mon passé de « peintre » sont à présent les surfaces de mes objets. » (Lorenz Estermann) La réalisation d'objets combinés avec des éléments picturaux (Estermann parle de « instant architecture ») qui contiennent aussi des motifs réels rappelle les récents travaux de l'artiste américain Frank Stella qui crée des objets à partir de tubes de métal peints rappelant les contre-reliefs d'angle de Vladimir Tatlin. Ceci dit, aussi parlante que soit la comparaison, il existe une différence manifeste entre Stella et Estermann. Tandis qu'il s'agit chez Stella d'objets spécifiques au sens du « Minimal Art », les 線vres d'Estermann présentent un effet de rétroaction impliquant l'objet et l'image.
Les objets sont des modèles, et en tant que tels ont un caractère autonome. Parallèlement, ils forment une base pour la création de nouveaux objets et dessins.

Une stratégie du lissage
Pourtant, tout n'a pas été dit, il reste des espaces inoccupés dans l'線vre d'Estermann. Elle reste difficile à catégoriser, elle n'est ni dessin, ni peinture, ni objet, ni architecture. Il n'est pas davantage possible de catégoriser ses maquettes. Ce qui ne signifie pas que nous ne soyons pas en mesure de comprendre ses travaux, ils sont parfaitement intelligibles, ils font même simultanément appel à la raison et à l'expérience tactile. Cependant, mes idées et explications recèlent elles aussi, entre les mots, des espaces vides, qui certes ne perturbent pas le sens des mots, mais n'expliquent certainement pas non plus tous les sens des mots du texte ni le sens de l'線vre de Lorenz Estermann.
Wittgenstein écrit à la fin du Tractatus logico-philosophicus : « Il y a assurément de l'indicible. Il se montre, c'est le Mystique. » (6.522) Ici, nous touchons du doigt la stratégie d'Estermann. Sa technique lisse les zones de jonctions, les transitions imprécises, mais aussi le sens des mots et leur prononciation. Dans le présent texte, une telle technique aurait des conséquences dramatiques. Les mots, les phrases et les paragraphes se réduiraient tous à une seule notion, devenant alors illisible et imprononçable (pouvant cependant faire figure de modèle). Dans l'Art, les méthodes, les techniques, les concepts et les idées peuvent être lissés. Le dessin, l'architecture, la peinture sont à la fois objets et donc modèles, mais parallèlement aussi le reflet et la création de quelque chose de nouveau. Car en dehors de sa réalité, l'art est toujours aussi simulation, interprétation et vision, ainsi donc également, mais pas toujours, modèle.

Simon Baur



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Hans-Peter Wipplinger:
(traduction Florence Hetzel)

Ergonomie de l'architecture
Impressions et réflexions sur les espaces construits dans l'線vre de Lorenz Estermann

Dans la production artistique de Lorenz Estermann se cristallise ces dernières années le leitmotiv d'une « architecture » de déconstruction et de reconstruction, trouvant son expression à la fois à travers le dessin et la peinture et dans des formes au caractère de maquettes. Il s'agit ici d'objets qui adoptent une identité particulière, déclenchant un processus de mémoire et évoquant une histoire. Cet article se donne pour objectif d'aborder certains des phénomènes qu'ils exhortent, essentiellement du point de vue de leur esthétique, de leur ergonomie et de leur design.

Rappelons tout d'abord ces conditions économiques et politico culturelles qui incitent à la réflexion et ces références à l'époque de l'industrialisation et à la révolution industrielle, donc à une période de l'histoire où non seulement les technologies de la communication et des transports furent fondamentalement bouleversées, mais où furent surtout révolutionnées les techniques de la construction et de l'architecture. Cette évolution entraîna une redéfinition de l'espace. Celle-ci eut lieu dans les zones urbaines comme dans les régions rurales les plus isolées. C'est précisément à ce niveau que se concentrent les expériences artistiques d'Estermann lorsqu'il part « à la chasse » aux images. Il l'entreprend d'une part grâce à un travail de recherche dans la littérature et les magazines des années 60 et 70, et d'autre part au moyen de longues expéditions sur le terrain, qui le conduisent parfois des semaines durant essentiellement dans les pays de l'Europe de l'Est. Ce sont ensuite ses archives personnelles d'images et d'ouvrages qui fournissent le matériel de base à sa réflexion sur le sens et la fonctionnalité, sur les apparences et la symbolique de l'urbanisation de l'espace. Puis, Estermann s'interroge à travers son 線vre sur la situation culturelle, psychologique et bien entendu sociologique de notre société, dont les architectures et ainsi toutes les formes de constructions reflètent de par leur nature l'évolution de la société. L'espace construit et donc l'objet de la construction lui-même ont la faculté d'enregistrer la situation historico-culturelle et l'expérience historique, ils sont autant de témoins muets du passé, conservés sous forme de documents de pierre, de verre ou de métal, manifestations de l'histoire. Cette propriété de documentation que possède l'urbanisation de l'espace permet, grâce à cette aptitude à absorber les phénomènes temporels, d'évaluer la situation historique et culturelle et, tel un système de signes linguistiques sous forme d'images architecturales, de nous fournir des informations. Dans ce contexte, on peut penser entre autres aux aspects économiques tels que la consommation, le loisir et le tourisme, dans la mesure où tout particulièrement l'architecture postmoderne se révèle être un instrument de marketing au service de grands événements touristiques. C'est ainsi que naissent de toutes parts des icônes architecturales d'artistes célèbres et profitant de l'ère de la mondialisation. Plus leurs « images », qui portent leur signature telle une empreinte, s'imposent au public par leur excentricité, plus leur témoignage paraît spectaculaire (y compris celui de leur rentabilité économique indirecte). Ceci dit, les esquisses et les maquettes d'Estermann ne reproduisent en rien cette esthétique architecturale contemporaine phare de verre et de métal, reluisante et médiatique. Car les constructions d'Estermann semblent bien trop individuelles, non fonctionnelles et fragiles de par leur matérialité, semblant véritablement surgies d'un autre monde et d'une époque lointaine (de style avant-gardiste). Estermann reprend précisément des corps de bâtiments peu impressionnants et tombés dans l'oubli (ainsi que des « scandales » architecturaux) pour les transformer en sculptures hors du commun, d'une aura et d'une sensualité fortes. Avec ses remaniements, l'artiste tenterait-il peut-être, s'interroge le spectateur, d'exprimer son idée d'une réflexion romantique ? En dépit de la laideur et du mauvais état de leurs vrais « modèles » architecturaux, ces 線vres dégagent une beauté naturelle. Mais comment définir la qualité ou la beauté en architecture ou en sculpture ? C'est justement au moyen de cet artifice de la méthode de déconstruction et de reconstruction qu'Estermann pointe du doigt avec une touche d'ironie ce changement structurel de la planification, de la construction et de l'utilisation, donnant - intuitivement et empiriquement - corps et vie à l'analyse théorique du tandem homme / technique et du rapport utilisateur / objet. C'est avec l'apparition du concept de design que furent examinées pour la première fois dans le Bauhaus les interférences homme / technique au sens ergonomique, et ce fut plus tard le designer californien Henry Dreyfuss qui les développa, du point de vue de la réalisation des objets mais également de leur maniabilité.

Revenons à Lorenz Estermann. Ce sont généralement des photographies de situations concrètes qui forment le point de départ de ses recherches artistiques, à la fois dans le domaine du dessin, du collage et de ses constructions proches de la maquette. Il réalise ensuite des fondus de fragments, ajoute des objets de décors formels et appose des éléments architecturaux dramatiques (en partie absurdes). Les différents éléments des constructions laissent apparaître d'une part de curieuses adjonctions protubérantes et d'autre part des suppressions extrêmes qui confèrent une sensation de légèreté à la stabilité des silhouettes de bâtiments. Les transformations d'Estermann soulèvent des questions sur la fonction, l'usage, l'esthétique de ces constructions et surtout sur le lieu de leur implantation, et ceci ramené à leur contexte historique. Cette stratégie permet de mettre en valeur certaines composantes de la construction en réalisant de nouvelles connexions et associations d'idées. Pour réaliser ses maquettes, l'artiste utilise pour l'extérieur ou pour les surfaces des matériaux tels que le carton, le contre-plaqué et le papier, qu'il orne de peintures ou d'éléments graphiques avec un semblant d'esthétique vulgaire, qui nous donne une impression de simplicité, leur ôtant leur aspect spectaculaire. Elles paraissent fragiles et peu imposantes, l'aspect durable que nous inspirent les constructions laissant place à l'éphémère et à l'instabilité, dus essentiellement à la manière dont sont faits les bâtiments. L'anéantissement, le vide et le néant sous la forme de réductions formelles sont les métaphores dont se sert l'artiste pour créer des zones d'ouverture, mettant l'accent sur la distorsion réalisée par l'affranchissement et la création d'espaces vides. Ainsi, Estermann redéfinit bâtiments et espaces, concevant de nouvelles possibilités d'espaces. Estermann opte volontairement pour la fiction, il n'a nulle ambition de devenir lui-même architecte ou designer ; il s'adonne au contraire au luxe de la construction artistique et de la composition esthétique. Le spectateur est interloqué, quelquefois amusé, des interventions et déformations parfois grotesques d'Estermann. Il prend conscience que ces objets osés ne peuvent exister, au vu de la statique de certaines créations. Les catégories de la masse et du poids et leurs propriétés sont traitées par l'absurde : des constructions à l'aspect massif se mettent à flotter dans les airs, abolissant les lois de la gravitation, valables autant pour l'architecture que pour tous les êtres vivants sur la planète, relativisant ainsi les causalités et les normes de la vie quotidienne. Les manipulations d'Estermann, qui ressemblent à des jeux d'illusions ignorant les lois logiques de la nature, rappellent les premiers montages photos proches du collage (Transformations) de Hans Hollein dans les années 60, dans lesquels étaient intégrés en guise d'architecture des objets insolites tels des porte-avions, des calandres, etc... au milieu de paysages ou de villes. A l'instar de ces Transformations de Hollein, Estermann joue avec espièglerie au chat et à la souris avec le regard et l'interprétation du spectateur. Dans ses maquettes comme dans ses dessins, les objets les plus insignifiants et anodins prennent une dimension métaphorique. Le phénoménologue sobre et méthodique n'est plus simple témoin, mais aussi interprète de l'histoire. Estermann documente les grands bouleversements de l'histoire comme des pistes, d'abord en suivant son regard photographique, puis par la réalisation des maquettes et des dessins. A la recherche de pistes, il a découvert des lieux oubliés, qui en partie n'avaient plus été contemplés depuis longtemps. Sur le terrain, il pratique ses recherches de manière très personnelle, s'interrogeant sur ses propres observations, étudiant les endroits perdus d'un no man's land en perpétuelle évolution. Ses interventions artistiques redonnent vie aux choses, qui nous racontent des histoires, avec une certaine ironie mais toujours sans prétention.

Bien que les êtres vivants ne soient généralement pas représentés dans ces 線vres, le spectateur leur confère inévitablement une dimension sociologique, car nous associons nécessairement à ces constructions un cadre de vie et de travail. Manifestement, Estermann souhaite capter des structures concrètes dans des paysages désertiques, engendrant des espaces psychologiques qui se présentent au spectateur vidés de leur âme.

Ces superpositions originales - visant à la relativisation - d'architectures réelles et virtuelles, ainsi que ses constructions fictives remettent en question les définitions conventionnelles de l'espace, créant de nouvelles structures et typologies. La transformation d'architectures, d'espaces et d'infrastructures est analysée et hypertrophiée dans ces travaux artistiques à l'apparence minimaliste dans le but de nous confronter à un nouveau genre de sculpture et d'art plastique fictif. A l'époque des espaces virtuels mondialisés, Estermann provoque et soulève des questions sur notre environnement direct, sur nos architectures, leur emplacement, sur nos typologies, nos morphologies, nos paysages et aussi nos identités, qui définissent pour une large part nos espaces (vitaux) et donc notre existence. De cette manière, Estermann crée de nouveaux espaces possibles et de nouvelles perspectives qui sollicitent un travail de perception et de réflexion de la part du spectateur afin qu'il prenne conscience du décalage utopique de ses esquisses et des multiples significations de ces transformations, derrière lesquelles se dissimule l'aventure d'une vision transfigurée des choses, des matières, des sculptures et des formes.

Hans-Peter Wipplinger

« C'est peu de plaire aux yeux, il faut émouvoir l'âme. »
Nicolas le Camus de Mézières (Le Génie de l'architecture ou l'analogie de cet art avec nos sensations, Paris, 1780)